mardi 21 août 2012

Poursuivi la lecture de Job. Nulle philosophie n’embrasse un plus vaste horizon ; de tous les chercheurs d’or, la souffrance est celui qui va le plus profond. Entre-temps, j’ai lu les mémoires de la comtesse danoise Léonore-Christine Ulfleldt, parus après sa mort sous le titre de Jammers-Minde, « Souvenirs de mes misères ». De longues et rigoureuses captivités, comme la sienne à la Tour Bleue, dénotent l’action d’un influx horoscopique, une contrainte maléfique. Elle peut agir directement, sous la forme d’un astre malin, ou bien s’incarner dans l’action détournée de caractères. Ceux-ci ne sont que secondaires, car la prison est ouverte tant pour les coupables que pour les innocents ; et des vertus, non moins que des vices, peuvent vous jeter au cachot. Les chaînes conviennent surtout aux instincts animaux qu’on ne peut maîtriser. Evidence, lorsqu’on songe à la criminalité. Mais c’est tout aussi vrai – à preuve Casanova, Sade, Schubart, Trenck – du monde de l’érotisme. Il est lié à une bougeotte dont ces chaînes sont le pendant, fait que Weininger, je crois bien, a été le premier à relever. Don Juan est forcé, comme s’il avait le diable à ses trousses, de courir de scène en scène ; Kant n’est autant dire jamais sorti de Königsberg. Les moins menacées, ce sont les natures équilibrées ; et pour elles, le cachot, lui aussi, est plus supportable. Maxime : ce qui nous manque de chaînes intérieures nous est imposé du dehors. C’est pourquoi, en nous, la part du titanisme est particulièrement exposée : Prométhée est le plus grand des captifs. C’est l’une des raisons pour lesquelles, de nos jours, les prisons se multiplient. Elles sont comprises dans l’arsenal du collectif technique, comme les couvents dans celui du monde gothique. D’où encore la folie, camisole de force de l’esprit titanique. 

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Ernst Jünger, La cabane dans la vigne, Journal IV, (1945 - 1948 période d'occupation).

samedi 11 août 2012

" Dans le métro, un soir, je regardais attentivement autour de moi : nous étions tous venus d’ailleurs... Parmi nous pourtant, deux ou trois figures d’ici, silhouettes embarrassées qui avaient l’air de demander pardon d’être là. Les migrations, aujourd’hui, ne se font plus par déplacements compacts mais par infiltrations successives : on s’insinue petit à petit parmi les "indigènes", trop exsangues et trop distingués pour s’abaisser encore à l’idée d’un "territoire". Après mille ans de vigilance, on ouvre les portes... Quand on songe aux longues rivalités entre Français et Anglais, puis entre Français et Allemands, on dirait qu’eux tous, en s’affaiblissant réciproquement, n’avaient pour tache que de hâter l’heure de la déconfiture commune afin que d’autres spécimens d’humanité viennent prendre la relève. De même que l’ancienne, la nouvelle Völkerwanderung suscitera une confusion ethnique dont on ne peut prévoir nettement les phases. Devant ces gueules si disparates, l’idée d’une communauté tant soit peu homogène est inconcevable. La possibilité même d’une multitude si hétérogène suggère que dans l’espace qu’elle occupe n’existait plus, chez les autochtones, le désir de sauvegarder ne fût-ce que l’ombre d’une identité. A Rome, au IIIe siècle de notre ère, sur un million d’habitants, soixante mille seulement auraient été des Latins de souche. Dès qu’un peuple a mené à bien l’idée historique qu’il avait mission d’incarner, il n’a plus aucun motif de préserver ses traits au milieu d’un chaos de visages. "